Dodge Polara et Monaco 1969-73 : cernées de tous les côtés
Ce n’est déjà pas facile d’être le troisième des « Trois Grands » de Detroit, c’est-à-dire d’entrer en compétition avec General Motors et Ford sans avoir leurs ressources, mais c’est encore pire de souffrir de concurrence interne. C’est malheureusement le cas des Dodge pleine grandeur à la fin des années 60.
À ce moment, pour faire simple, les marques de la compagnie Chrysler sont positionnées comme suit : Plymouth face à Chevrolet et Ford, Dodge face à Pontiac et Mercury, Chrysler face à Oldsmobile, Buick et Mercury et enfin Imperial face à Cadillac et Lincoln. Si dans les années 50, Plymouth arrive à rester accrochée à la troisième place des ventes (bien qu’étant légèrement dépassée par Buick en 1955 et 1956), la marque qui va monopoliser la médaille de bronze durant les années 60, c’est Pontiac. Elle est passée de donnée pour morte à la fin des années 50 à celle de division « hot » de GM et demeurera numéro 3 du marché américain de 1962 à 1969. Pour Dodge, c’est un sérieux problème.
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Mais il y a pire. Si les modèles pleine grandeur de Plymouth se vendent mieux, c’est logique. Ils sont situés plus en bas de gamme. Mais on constate également que les Chrysler, qui visent un public plus huppé, réalisent également de meilleurs chiffres. On peut par exemple l’observer sur la génération 1965-68 (voir tableau ci-dessous). Un autre sérieux problème. Est-ce que la marque au « Fratzog » (le nom du logo de l’époque) pourra inverser la tendance pour la nouvelle génération de 1969?
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1965 |
1966 |
1967 |
1968 |
|
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Dodge |
134 771 |
168 445 |
115 866 |
146 018 |
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Chrysler |
206 189 |
264 887 |
218 716 |
264 863 |
Comme un avion sans ailes…
L’une des façons par lesquelles Chrysler entend se distinguer pour le millésime 1969, c’est par le design. Pour comprendre l’étendue du travail effectué, commençons par observer une Dodge Polara 1968 (voir photo ci-dessous). Celle-ci représente bien la tendance de l’époque.

On observe un décroché entre le bord de la porte (surligné par la ligne de chrome) et la vitre. On peut voir que le rétroviseur est posé à cet endroit-là. Cette approche réduit l’habitabilité (largeur aux épaules) pour une largeur du véhicule donnée. Alors que les travaux de design pour la nouvelle génération commencent en 1965, les designers Cliff Voss et Alan Kornmiller vont favoriser une nouvelle approche, inspirée par l’aéronautique. Les fuselages d’avions offrent en effet une surface courbe lisse avec des vitrages affleurants et courbés. Baptisée « fuselage », elle sera poussée par le vice-président responsable du design, Elwood P. Engel, auprès de la direction. Il est à noter qu’une telle stratégie avait déjà été utilisée par son prédécesseur, Virgil M. Exner, sur la Plymouth Valiant 1960. Grâce à cela, les équipes de design de chaque marque vont pouvoir imaginer des lignes plus fluides et plus modernes avec des ceintures de caisse plus hautes et des vitrages plus petits.
Malheureusement, c’est Dodge qui va hériter du style le moins inspiré des quatre marques de la compagnie (voir photo ci-dessous). Les flancs sont très conventionnels avec un simple et très léger décroché au niveau du pilier C. La calandre avant est classique avec un pare-chocs droit comme la justice. La concurrence ne se prive pas de créer des formes plus intéressantes (en pointe chez Pontiac par exemple). La faute en est au directeur de l’ingénierie, Harry Chesebrough. Après avoir été mis sur le gril par une commission d’enquête sur la sécurité routière du Congrès américain, il exigera que les modèles 1969 aient des pare-chocs droits et sans la moindre fioriture. Les designers de Chrysler et Imperial régleront le problème en concevant un pare-chocs intégral (loop bumper) encerclant la calandre. Celui-ci est plus cher à produire mais donne plus de présence à l’auto.

Le châssis est de construction monocoque (une technologie employée par Chrysler depuis le millésime 1960) avec des suspensions avant indépendantes à barres de torsion (une spécificité Chrysler) et un essieu arrière rigide monté sur des ressorts à lames. Les freins sont à tambour de série mais Dodge propose des disques à l’avant en option. Par rapport à l’année modèle 1968, l’empattement reste à 122 pouces (3,10 m) mais les dimensions générales évoluent légèrement.
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Dimensions en cm |
1968 |
1969 |
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Longueur |
556.3 |
560.8 |
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Largeur |
203.2 |
201.4 |
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Hauteur |
143.0 |
144.3 |
Mise en lumière
Les nouvelles Dodge arrivent dans les concessions le 19 septembre 1968. La gamme américaine se compose des Polara (un nom qui désigne les modèles pleine grandeur depuis 1960), Polara 500 et Monaco (sommet de la gamme Dodge depuis 1965). Il n’y a que des V8 disponibles. Au Canada, les choses sont différentes. Les modèles Polara, Polara 500, Monaco, Monaco Brougham et Monaco 500 (les deux derniers sont des ensembles optionnels aux États-Unis) sont proposés et un 6 cylindres est le moteur de base, même dans la Monaco (V8 318 pc de série sur les Monaco Brougham et Monaco 500).
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Moteurs canadiens (chevaux / lb-pi) |
1969 |
1970 |
1971 |
1972 |
1973 |
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Valeurs |
Brute |
Brute |
Brute |
Nette |
Nette |
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L6 225 pc (3,7 litres) |
145 / 215 |
145 / 215 |
145 / 215 |
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V8 318 pc (5,2 litres) 2 corps |
230 / 340 |
230 / 340 |
230 / 340 |
150 / 260 |
150 / 265 |
|
V8 360 pc (5,9 litres) 2 corps |
255 / 360 |
175 / 285 |
170 / 285 |
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|
V8 383 pc (6,3 litres) 2 corps |
290 / 390 |
290 / 390 |
275 / 375 |
||
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V8 383 pc (6,3 litres) 4 corps |
330 / 425 |
330 / 425 |
300 / 410 |
||
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V8 400 pc (6,6 litres) 2 corps |
190 / 310 |
185 / 310 |
|||
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V8 440 pc (7,2 litres) 4 corps arbres à cames standard |
350 / 480 |
350 / 480 |
335 / 460 |
230 / 355 |
220 / 350 |
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V8 440 pc (7,2 litres) 4 corps arbres à cames "hi-lift" |
375 / 480 |
La boîte de vitesses de série est une 3 rapports manuelle avec levier au volant mais une automatique, la fameuse TorqueFlite (A904 sur les 6 cylindres et le V8 318 pc et A727 sur les plus gros moteurs), est proposée en option (sur tous les V8 au Canada, elle est obligatoire avec les V8 à carburateur 4 corps aux États-Unis).

Plusieurs carrosseries sont offertes : coupé hardtop, berline 4 portes, berline 4 portes hardtop, familiale à 2 ou 3 rangées de passagers et cabriolet (réservé aux Polara et Polara 500 aux États-Unis mais aussi disponible en Monaco au Canada). L’habitabilité est en progrès et les familiales peuvent dorénavant embarquer la légendaire feuille de contreplaqué de 4x8. Celles-ci reçoivent une porte arrière pouvant s’ouvrir de 2 façons : vers le bas (comme sur un pick-up) ou bien sur le côté. Un déflecteur est intégré à l’arrière et permet de rediriger l’air vers la vitre pour la nettoyer. Enfin, les Monaco familiales bénéficient d’une finition en faux bois sur les côtés.
Les prix de base sont de 3 095 USD/3 252 CAD pour une Polara et 3 452 USD/3 586 CAD pour une Monaco (les modèles canadiens sont, après conversion, moins chers car ils viennent avec le 6 cylindres de série). L’équipement de base est très limité, même dans la Monaco. La Monaco Brougham bénéficie du toit en vinyle de série et la Monaco 500 se distingue par ses décorations de bas de caisse noires, ses sièges baquets et la montre électrique de série. Tout le reste est en supplément : climatisation, régulateur de vitesse, radio, volant réglable en hauteur, direction et freins assistés, volant similibois, vitres électriques, projecteurs de virages (au bas des ailes avant, de série sur la Monaco Brougham), réglage intérieur du rétroviseur, suspension renforcée Rallye et console centrale (sur la Monaco 500). Pas moins de 17 teintes extérieures sont proposées aux États-Unis et 20 au Canada.

On retrouve une option intéressante : un troisième phare placé sur la gauche de la calandre et baptisé Super-Code (Super-Lite en anglais). Développé en collaboration avec Sylvania, il s’agit d’une des premières applications automobiles de l’éclairage halogène. Celui-ci produit une lumière plus intense et plus blanche. Combiné à une optique spéciale, il concentre un flux lumineux plus long et dirigé vers la droite de la route, ce qui améliore la vision sans pour autant éblouir les automobilistes qui viennent en face. Cette technologie sera choisie par peu d’acheteurs car relativement chère, pas évidente à comprendre et parfois jugée simplement… moche (le Super-Code sera proposé à Chrysler et Imperial mais les designers le rejetteront car ils estimaient que cela n’allait pas du tout avec leurs calandres, spécialement avec les phares escamotables). Elle ne sera offerte que pour les millésimes 1969 et 1970.

À la fin de l’année modèle 1969, le constat est plutôt terne. Dans un marché en légère croissance, les modèles pleine grandeur de Dodge perdent 12,9% par rapport à 1968 (voir tableau de production à la fin du texte) alors que Plymouth progresse de 5,9% et que Chrysler ne perd que 1,5% (mais se permet de produire plus du double de véhicules pleine grandeur). La marque n’a pas réussi à inverser la tendance. Mais chez Dodge, personne ne baisse les bras et le meilleur est à venir… un peu plus tard.

Dodge investit… enfin, pas tant que ça
Elwood Engel va aller décrocher du budget auprès de la direction pour un tout nouvel avant avec un pare-chocs intégral, semblable dans le concept à celui des Chrysler et Imperial. L’avant est entièrement redessiné et offre, enfin, plus de caractère. Histoire d’harmoniser le style, le pare-chocs arrière est revu de façon similaire et intègre les feux en son centre. Le haut des ailes arrière des Monaco reçoit cinq entailles pour les feux de recul. Les baguettes chromées latérales et les roues sont également revues. Enfin, la voie arrière passe de 60,7 à 63,4 pouces (1,61 m), donnant une meilleure posture aux autos et améliorant la stabilité sur la route.

Les changements sont aussi techniques avec l’apparition de ce que Dodge appelle le « roulement tranquillité » (Torsion-Quiet en anglais) sur les berlines et coupés V8. Il s’agit d’un ensemble de modifications visant à rendre la conduite plus silencieuse : le sous-châssis avant est monté à la carrosserie avec 8 éléments en caoutchouc, les ressorts arrière sont montés sur l’essieu avec des gaines de caoutchouc et la colonne de direction a été redessinée pour réduire les vibrations. Le 440 pc de 375 chevaux est abandonné et le 318 pc vient de série sur les toutes les Monaco au Canada. Les gammes sont aussi revues : Polara, Polara Custom et Monaco aux États-Unis et Polara, Polara Custom, Monaco, Monaco 500 et Monaco 500 Brougham au Canada.
Et par quoi se traduisent toutes ces améliorations? Une baisse de la production de 32,9%! Au moins, cette fois-ci, tout le monde plonge chez Chrysler. Les modèles pleine grandeur sur l’ensemble de la compagnie baissent de 30,7%. Cela a une conséquence directe sur le bilan de la société, qui se retrouve dans le rouge pour la première fois depuis 1959 avec des pertes de 7,6 millions de dollars US (alors qu’elle avait réalisé des profits record en 1968 à 290,7 millions). Ce n’est pas énorme mais cela suffit à chambouler quelques plans et c’est surtout un petit avant-goût de la désastreuse seconde moitié des années 70.

Pour les Monaco et Polara, cela signifie que le restylage important prévu pour 1971 est reporté à 1972. Dès lors, les changements esthétiques pour 1971 sont limités : nouvelles grilles, nouveau pare-chocs arrière avec des feux redessinés (sur toute la longueur sur les Monaco alors que les entailles sur le haut des ailes arrière disparaissent). Les familiales Monaco voient leur fini en faux bois étendu jusque sur le haut des portes. Techniquement, le « roulement tranquillité » est installé aussi sur les familiales alors qu’un V8 360 pc (5,9 litres) est ajouté à la liste des moteurs. Les taux de compression des plus gros moteurs sont revus à la baisse pour accepter de l’essence ordinaire et les puissances diminuent un peu (voir tableaux des moteurs plus haut dans le texte).

Du côté de la gamme, la Polara Brougham remplace la Polara Custom alors que le Canada a droit à cinq modèles : Polara Special (modèle présenté en cours d’année 1970 mais non reconduit aux États-Unis), Polara, Polara Custom, Monaco et Monaco Brougham. La carrosserie cabriolet est supprimée des deux côtés de la frontière par manque d’acheteurs (seulement 842 exemplaires en 1970). Malgré ces changements limités, la production remonte de 36,4%. Il était temps!

Ce qu’elles auraient dû être depuis le début
Pour 1972 arrive enfin le restylage des Dodge Monaco et Polara. Pratiquement tout ce qui est situé sous le toit est nouveau. Le pare-chocs intégral continue sur les Polara avec des feux plus séparés tandis que la Monaco bénéficie de phares escamotables avec une grille sur toute la largeur. On trouve une nouvelle ligne de caractère très ciselée sur le bas des autos. Les coupés voient leur toit redessiné avec un pilier C plus large et, donc, une vitre arrière plus réduite. Les pare-chocs arrière sont revus et seule la Monaco conserve le design intégral (loop bumper). Les Dodge, spécialement la Monaco, ont enfin plus de présence. L’offre des moteurs est revue : le 6 cylindres est retiré, les 383 pc sont remplacés par un 400 pc (6,6 litres) et les Monaco viennent de série avec le 360 pc. L’allumage électronique est disponible sur les 360, 400 et 440 pc et il sera de série en 1973. La Monaco bénéficie de freins à disque à l’avant de série. La clientèle accueille favorablement ces changements puisque la production monte de 27,9% pour dépasser, de peu, les chiffres de 1968.

Les nouveaux standards fédéraux d’impact vont obliger Dodge à redessiner une nouvelle fois l’avant de la Polara pour le millésime 1973. Fini le pare-chocs intégral, le modèle revient à un dessin conventionnel. La seule originalité se situe au niveau des feux, avec un traitement en V. Le gouvernement permettant les changements sur deux ans, la Monaco ne sera pas modifiée… si ce n’est de plus grosses butées de pare-chocs. Techniquement, les valeurs de couple et de puissance sont exprimées en net (avec les accessoires installés) et non plus en brut. Conséquemment, les chiffres baissent sur le papier… mais il n’y a pas de différence sur la route. Les freins à disque sont montés de série sur les Polara. À l’intérieur, Dodge utilise de nouveaux matériaux ignifugés. Cette génération de modèles pleine grandeur est maintenant sur le marché depuis 5 ans et, malgré tout, les ventes se maintiennent plutôt bien avec une baisse de la production de seulement 7,7%.

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Modèles pleine grandeur |
1969 |
1970 |
1971 |
1972 |
1973 |
Total |
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Total Dodge Polara |
88 686 |
60 668 |
90 876 |
111 874 |
108 001 |
460 105 |
|
Total Dodge Monaco |
38 566 |
24 692 |
25 544 |
37 013 |
29 396 |
155 211 |
|
Total Dodge |
127 252 |
85 360 |
116 420 |
148 887 |
137 397 |
615 316 |
|
Plymouth |
370 035 |
265 955 |
259 007 |
278 536 |
280 630 |
1 454 163 |
|
Chrysler |
260 771 |
180 777 |
175 118 |
204 704 |
234 229 |
1 055 599 |
|
Imperial |
22 077 |
11 816 |
11 558 |
15 794 |
16 729 |
77 974 |
|
Total modèles pleine grandeur Chrysler |
907 387 |
629 268 |
678 523 |
796 808 |
806 382 |
Les Dodge Polara et Monaco 1969-73 n’auront pas réussi à s’imposer tel que les dirigeants de la marque l’espéraient. Mais ce n’est rien en regard de ce qui va arriver. Chrysler propose ses nouveaux modèles pleine grandeur pour le millésime 1974 pile au moment du premier choc pétrolier d’octobre 1973. La production sera réduite de plus de moitié, la compagnie va commencer un cycle dramatique de pertes financières (avec un pic de 1,7 milliard de dollars US en 1980) qui va menacer son existence. Mais ceci est une autre histoire…






