Cizeta Moroder V16T : la supercar oubliée

Sur papier, la V16T avait tout pour réussir : des lignes aguichantes, un moteur de rêve, des parents prestigieux… Elle aurait pu être l’un des supercars les plus mémorables des années 80 - 90. Dans la réalité, les choses ont vite tourné au vinaigre...

Le protagoniste de notre histoire s’appelle Claudio Zampolli (le nom Cizeta vient de ses initiales prononcées en italien, CZ). Né en 1939 à Modène, dans le Triangle d’or puisque Ferrari, Lamborghini et Maserati sont installés autour de la ville, il est rapidement fasciné par les autos.

Claudio entre chez Lamborghini à 25 ans et participe au développement technique de la Miura et de la Countach. Au milieu des années 70, il est envoyé aux États-Unis pour développer le marché américain. Il se plaît en Californie et décide d’y rester. Là, il démarre une entreprise de vente et d’entretien de voitures exotiques italiennes qui fleurira dans les années 80.

Photo: Cizeta

Le mécanicien des vedettes

Zampolli côtoie beaucoup de vedettes dans son échoppe, car elles lui apportent leurs autos pour l’entretien. Par exemple, c’est lui qui facilitera en 1985 la rencontre entre Sammy Hagar et Eddie Van Halen après le départ de David Lee Roth du groupe Van Halen. On peut aussi voir Zampolli au début du clip de Sammy Hagar I can’t drive 55 à côté de la Ferrari 512 BB du chanteur.

Parmi ses clients célèbres figure Giorgio Moroder, qui vient pour la maintenance de sa Lamborghini Countach. Moroder est un producteur de musique, pionnier de la musique électronique et du disco. Il a aussi composé de nombreuses musiques de film, pour lesquelles il a reçu trois Oscars. Les deux hommes se parlent. Zampolli évoque son vieux rêve de créer sa propre voiture. Pour cela, il cherche des investisseurs (il paraît que Sylvester Stallone a été un temps intéressé). Un accord est conclu : contre 50% des parts, Moroder fournit les fonds et Zampolli fournit l’expertise technique contre les 50% restants. Le développement peut commencer.

Photo: Cizeta

Logiquement, Zampolli va là où sont tous les talents : dans la vallée de Modène. Il recrute plusieurs anciens employés de Lamborghini : Oliviero Pedrazzi comme ingénieur en chef, Achille Bevini et Ianose Bronzatti pour les suspensions et le châssis, et Giancarlo Guerra pour la carrosserie. Le dernier, et non le moindre, est Marcelo Gandini. Ce designer a travaillé pour Bertone de 1965 à 1980, où il créa les Lamborghini Miura et Countach, les Alfa Romeo Carabo et Montreal, la Lancia Stratos et la Fiat X1/9. Après 1980, il ouvrira son propre bureau de style pour y dessiner les Citroën BX, Renault Super Cinq et Bugatti EB110.

Gandini n’arrive pas chez Zampolli les mains vides. Il a avec lui les dessins qu’il a signés pour la future Lamborghini Diablo. Mais ils ont été  retouchés par les designers de Chrysler (qui a racheté Lamborghini en 1987), au plus grand déplaisir de Gandini. Zampolli aime bien la partie avant, avec notamment ses 4 phares rétractables, par contre, l’arrière n’est pas à son goût. Les deux hommes retravaillent l’arrière  de l’auto. Parce que c’est là, comme nous allons le voir, que tout se passe.

Photo: Cizeta

Un cœur gros comme ça!

C’est le V16 de 6,0 litres installé derrière les sièges qui est bien évidemment le plat de résistance. Zampolli a sélectionné ce type de moteur parce que, selon lui, les V12 devenaient trop communs. Toutefois,  le constructeur n’a pas choisi la facilité en le plaçant en position transversale. S’il fait penser à deux V8 accolés (reprenant l’architecture du V8 de la Lamborghini Urraco P300), le bloc est effectivement coulé d’une seule pièce. Par contre, l’entraînement des soupapes se fait dans le milieu et non sur le côté, ce qui implique qu’il y a 8 arbres à cames à la place de 4 longs pour activer les 64 soupapes. Ce sont deux vilebrequins qui délivrent leur puissance à la boîte de vitesses (une ZF S5-42 manuelle à 5 rapports), placée longitudinalement. Il y a deux systèmes d’injection K-Jetronic, un pour chaque côté. L’ensemble déploie 540 chevaux à 8 000 tr/min et 400 lb-pi de couple à 6 000 tr/min. Il faut se rappeler qu’en 1989, le V12 d’une Lamborghini Countach générait 455 chevaux et le 12 cylindres à plat d’une Ferrari Testarossa crachait 380 chevaux.

Photo: Cizeta

Une telle disposition de moteur entraîne un arrière très large : 2,05 mètres (contre 1,98 mètre pour la déjà imposante Ferrari Testarrossa). À 4,49 mètres, elle est aussi plus longue que la Countach (4,20 mètres). Le châssis est une armature tubulaire en acier avec une carrosserie en aluminium. Les freins sont fournis par Brembo, les amortisseurs par Koni, les roues par O.Z. et les pneus par Pirelli (245/40-ZR17 à l’avant et 335/35-ZR17 à l’arrière). Le poids du premier prototype est de 1 702 kilos, Zampolli espère le faire descendre à 1 407 kilos pour les versions de série. La V16T promet des performances époustouflantes : 328 km/h en pointe et le 0 à 100 km/h en 4 secondes (contre 300 km/h et 5,5 secondes pour une Testarossa ou 298 km/h et 5 secondes pour une Countach). Il faut savoir que l’auto n’est jamais passée en soufflerie, la logique de Zampolli étant « Si Lamborghini ne le fait pas, pourquoi devrais-je le faire? ». Pour ce qui est de la stabilité à haute vitesse, eh bien, on verra quand on sera rendus là… L’intérieur est simple mais bien fini avec, et c’est assez étonnant dans une voiture exotique, une instrumentation plutôt limitée.

Photo: Cizeta

La rupture

La Cizeta Moroder V16T, sous la forme d’un prototype blanc, est présentée officiellement le 5 décembre 1988 au Century Plaza Hotel de Los Angeles lors d’une soirée très mondaine. Le maître de cérémonie est Jay Leno. L’auto en impose avec ses lignes, ses caractéristiques techniques et ses performances. L’enthousiasme est palpable et Cizeta Moroder entend fabriquer entre 50 et 100 voitures par année. La Cizeta part ensuite au Salon de Los Angeles puis de Genève, en mars 1989. C’est là que la compagnie prend ses premières commandes (la V16T est d’emblée conçue pour le marché nord-américain mais elle n’y sera jamais homologuée du point de vue des normes de pollution, un fait qui limitera grandement son potentiel).

Fort de cela, Zampolli retourne à Modène et démarre la production… très lentement, car ce monsieur est un perfectionniste. Au grand dam de Moroder, qui souhaiterait que les choses aillent plus vite. Il discute avec l’excentrique préparateur  allemand Uwe Gemballa sur la possibilité de réaliser une carrosserie en fibre de verre et d’installer un moteur BMW de série à la place du V16. Ce qui, à son tour, déplaît à Zampolli. Rapidement, c’est la discorde entre les deux hommes. Moroder retire ses billes de l’affaire en 1990 et part, en forme de compensation, avec le prototype blanc.

Cizeta Moroder devient Cizeta et la compagnie se retrouve avec des caisses presque vides. Qu’à cela ne tienne, Cizeta parvient à produire de peine et de misère 9 véhicules entre 1991 et 1995 (dont deux pour le sultan de Brunei). Pendant cette période, le prix de l’auto explose, passant de 280 000 à 650 000 $ US contre 161 600 $ US pour une Testarossa et 211 000 $ US pour une Diablo en 1991). Enfin, la crise économique en Asie de 1991-1992, là où s’est le mieux vendue la V16T, finit d’enterrer le projet.

Photo: Cizeta

La suite et les poursuites

Zampolli ne se décourage pas et en 1995, il rapatrie tout son outillage en Californie pour tenter de poursuivre l’aventure. Il réussit à produire deux autres véhicules : un en 1999 et un cabriolet exclusif (baptisé Fenice TTJ Spyder) en 2003 pour un client japonais. C’est aussi en 1995 que les déboires se multiplient : faillite personnelle de Zampolli, plusieurs poursuites en justice de clients mécontents (dont une de 150 millions contre Jay Leno pour diffamation, qui n’aboutira pas), l’intervention des douanes… Pourtant, Zampolli ne désarme pas et la Cizeta est encore proposée sur commande spéciale jusqu’en 2018… sans succès. Il décédera en juillet 2021 à l’âge de 82 ans sans avoir pu réaliser son rêve.

Quant à Gorgio Moroder, il gardera son auto (le seul modèle portant le nom Cizeta Moroder) en remisage durant toutes ces années avant de décider de la faire restaurer en 2018. C’est Jay Leno lui-même qui lui conseille de l’amener chez Bruce Canepa, à Scotts Valley en Californie. Là, les techniciens travaillent plus de 1 000 heures sur le véhicule. C’est un prototype, il y a beaucoup de pièces uniques et il n’existe pas de documentation. La V16T est finalement mise à l’enchère le 27 janvier 2022 chez RM Sotheby’s, en Arizona. Le vainqueur déboursera 1 363 500 $ pour l’obtenir. Un petit succès posthume en quelque sorte.

Si Zampolli et Moroder ne s’étaient pas fâchés, si la voiture avait été homologuée en Amérique, si la crise asiatique n’avait pas eu lieu, peut-être que la V16T aurait pu rentrer au panthéon des supercars. Mais avec des si…

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