Le jour où Ford faillit être dirigée par un gangster

 La fin de la Deuxième Guerre mondiale fut le théâtre d’une intense guerre de succession à la tête de Ford.

Un épisode qui aurait pu avoir des conséquences catastrophiques pour la compagnie et pour l’industrie automobile en général.

Une situation désastreuse

Le 21 septembre 1945, Henry Ford II est nommé président de la Ford Motor Company. Ce qui aurait dû être un moment heureux fut plutôt une source de stress intense où il se demanda s’il n’allait pas recevoir une balle entre les deux yeux...

 Pour comprendre la situation, il faut remonter à l’été 1943. Le 26 mai de cette année, Edsel Ford vient de mourir à l’âge de 49 ans. Président de Ford depuis 1919, il est le fils unique d’Henry Ford, fondateur de la compagnie. Il n’avait de président que le titre, car c’est encore Henry Ford qui tirait toutes les ficelles. La relation entre les deux hommes était pour le moins difficile. Edsel était éduqué, amateur d’art et introduit dans la bonne société de Detroit. Henry lui reprochait de manquer de poigne et ne cessait de l’abaisser et de défaire les décisions qu’il prenait pour « lui forger le caractère ». Ce flot constant d’humiliations aura raison de sa santé.

Photo: Ford

Henry est alors âgé de près de 80 ans. Avec les années, le génial inventeur qui avait mis l’Amérique sur roues, l’ami des ouvriers (en instaurant le salaire de 5 dollars par jour en 1914), était devenu un tyran paranoïaque, antisémite et passéiste. Les deux crises cardiaques qu’il avait eues en 1938 et 1941 n’avaient en rien amélioré sa cognition.

En 1943, les États-Unis sont engagés dans l’effort de guerre et la production d’automobiles civiles est arrêtée. Ford ne tient que par des contrats militaires. Le plus important d’entre eux est la construction de bombardiers B-24, fabriqués dans l’usine de Willow Run. Or, l’usine n’arrive pas à fournir malgré le travail acharné d’Edsel Ford. La situation est telle qu’à Washington, on commence à parler de nationalisation.

Après la mort d’Edsel, Henry se nomme président de la compagnie, ce qui ne fait pas l’affaire de l’État américain. À l’été 1943, Henry Ford II, l’aîné des 4 enfants d’Edsel Ford, est dans la marine et vient de finir ses études à l’École navale des Grands Lacs. Il se prépare à aller sur le front, en Méditerranée. Au mois d’août, il est démobilisé par autorisation spéciale du gouvernement pour aller travailler chez Ford. Pour lui, une nouvelle guerre commençait : celle contre son grand-père et son homme de main.

L’ange noir

Il faut maintenant parler du quatrième homme clé de l’histoire : Harry Bennett, qui se chargeait de toutes les basses besognes d’Henry Ford. Ancien boxeur, ancien marin, il avait croisé le chemin de Ford un peu par hasard à New York, en 1916. Immédiatement fasciné, ce dernier l’avait engagé à son service de sécurité, nommé le « Service Department ». Bennett en prendra la tête en 1921.

De taille moyenne, il portait tout le temps des nœuds papillon (pour éviter d’être étranglé par sa cravate lors d’un combat, expliquait-il) ainsi qu’un pistolet. Il élevait des lions dans sa propriété et venait parfois travailler avec. Très connecté avec le milieu criminel de Detroit, il trempera dans toutes sortes d’affaires. Mais ce qui lui permettra de grimper les échelons, c’est qu’il ne disait jamais non à Henry Ford et exécutait sans discuter tous ses ordres. Au fur et à mesure, il saura se rendre indispensable en entretenant la paranoïa de ce dernier. Il ne savait pas comment on fabriquait une auto mais cela n’avait aucune importance. Henry Ford voyait en Bennett un fils spirituel, dur et fort, pas comme sa vraie progéniture. Quand il reprendra son poste de président en 1943, il fera nommer Bennett au conseil d’administration et lui donnera le titre de « directeur de l’administration ».

Guerre des nerfs

Henry Ford II entre en poste le 10 août 1943. Il a alors presque 26 ans. Lui et Bennett se connaissent bien car ce dernier avait aussi été chargé de la sécurité des petits-enfants Ford (les kidnappings étaient courants dans les années 20/30). Il le considère simplement comme le « fils de… » et ne s’inquiète pas de son arrivée dans la compagnie. Il faut savoir que, jusque-là, Henry Ford II ne s’est pas particulièrement montré brillant dans ses études ni vraiment intéressé par la FoMoCo.

Photo: Ford

Le « Deuce » (ce sera son surnom) déteste totalement Bennett, à cause du décès de son père, mais ne l'exprimera pas. Quant à Bennett, il pratique l’intimidation discrète et la manipulation. Par exemple, quand il s’agit de prendre une décision, il part en voiture, revient quelques heures plus tard et dit « Monsieur Ford veut que cela soit fait comme cela ». Henry Ford II vérifiera auprès de sa grand-mère s’il avait bel et bien rencontré son grand-père. Bennett ne s’était jamais présenté. Malgré les difficultés, Henry Ford II s’avère un fin tacticien et affirme peu à peu son pouvoir. Pour cela, il peut compter parmi ses alliés sur John Bugas, un ancien agent du FBI recruté par Bennett en 1943. Le 10 avril 1944, Henry le second est nommé vice-président à la direction. L’étau se resserre sur Bennett mais il va falloir encore être patient.

L’alliance

Henry Ford ne s’était jamais soucié de ce qui arriverait après son décès à la société qu’il avait fondée. C’est grâce à cela que, courant 1943, Harry Bennett parvient à lui faire signer un codicille qui mettait la compagnie sous la direction d’une fiducie pendant 10 ans après sa mort… fiducie qui serait bien évidemment dirigé par Bennett. Ou bien Ford voulait évincer sciemment ses petits-fils ou bien il ne comprenait pas ce qu’il se passait.

Quand Henry Ford II apprit l’existence de ce papier, il menaça de vendre ses actions et d’encourager les concessionnaires à quitter Ford. Démasqué, Bennett récupéra le document et le brûla devant Bugas en personne. De toute façon, il n’était plus légal : Ford le portait tout le temps sur lui et avait griffonné dessus des extraits de la bible.

Au cours de l’été 1945, la santé d’Henry Ford se détériora. C’est là qu’entrèrent en jeu les derniers personnages influents de cette histoire : Clara et Eleanore Ford. Clara était la femme d’Henry Ford depuis 1888 et Eleanor celle d’Edsel depuis 1916. La première essayait tant bien que mal d’éloigner Bennett de son époux tandis que la seconde menaça à son tour de vendre ses parts (plus de 40% de la compagnie). Elle déclarera à propos de Bennett : « Il a tué mon mari, il ne tuera pas mon fils. » L’alliance des deux femmes fera finalement plier l’industriel. Le 20 septembre, Henry Ford II est demandé à Fair Lane, la maison historique d’Henry Ford. Le patriarche lui annonce alors sa décision de le nommer président. Le « Deuce » dut quand même se battre pour obtenir les pleins pouvoirs. La lettre de démission d’Henry Ford fut rédigée et un conseil d’administration convoqué pour le lendemain. Bennett voulut sortir du conseil durant la lecture de cette lettre mais fut obligé de rester.

La confrontation finale

Pour Henry Ford II, le plus dur restait à faire : virer Bennett. Bugas voulut le faire lui-même, précisant que Bennett gardait une arme dans son bureau et que cela pouvait très mal se finir. Ford persista et descendit tout de suite après le conseil d’administration dans le bureau de Bennett pour lui annoncer qu’il était licencié.

Des années plus tard, il expliquera qu’à ce moment précis, il était mort de trouille. Étonnamment, Bennett se montra courtois et ne fit pas d’esclandre. Il passera l’après-midi à brûler ses papiers avant de quitter les lieux. Informé de la situation, le vieil Henry ne sembla pas touché. « Il retourne maintenant d’où il est venu », déclarera-t-il simplement. À 28 ans, Henry Ford II devenait capitaine d’industrie.

Photo: Ford

Épilogue

Henry Ford décédera le 7 avril 1947, à l’âge de 83 ans. Son petit-fils entamera une profonde transformation de la compagnie pour repasser devant Chrysler et s'imposer comme un concurrent sérieux de General Motors.

Il deviendra l’un des personnages les plus influents de l’industrie automobile de la deuxième moitié du 20e siècle. Le « Deuce » quittera ses dernières fonctions chez Ford le 1er octobre 1982, presque 40 ans après y être rentré. Henry Ford II disparaîtra le 29 septembre 1987, à 70 ans. Quant à Harry Bennett, il partira de Detroit pour s’installer dans une propriété en Californie. Il publiera ses mémoires en 1951 et décédera en 1979, à 87 ans.

Pouvez-vous seulement imaginer ce qu’il se serait passé s’il avait pris les rênes de Ford?

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